03 janvier 2007

Faut-il rebaptiser le "châtel tournois" ?

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Ce message est suscité par la constatation que plusieurs numismates mettent progressivement leur collection en ligne, mais en la commentent pas forcément. Quant à moi, n'ayant pas de collection, je ne peux publier que des commentaires. En voici un, rédigé à l'occasion de ma thèse, sur le "châtel tournois", type qui (du moins c'est mon hypothèse à la suite de mes recherches, et je ne suis bien évidemment pas le seul à le croire) est en réalité la représentation d'un reliquaire.
Voici donc un texte rédigé à l'occasion de ma thèse, sur le type tournois. Critiquable à merci, évidemment...
(Rq : cela me donne l'occasion de m'intéresser un peu plus à la matière de la numismatique, et un peu moins aux outils)
[Denier de Saint-Martin de Tours (Poey d'Avant n° 1628)]

Résumé : Un de mes grands principes pour étudier les types iconographiques sur les monnaies, ce n'est pas l'analyse stylistique, ou la recherche du petit détail révélateur, mais avant tout la mise en série : une monnaie se comprend mieux si elle est comparée à un corpus de monnaies de la même époque, ou de la même aire géographique, ou au même type. Avec ce procédé, j'en suis venu à la conclusion que (statistiquement), il est bien plus convaincant de voir dans le "châtel tournois" la représentation d'un reliquaire que d'un château stylisé.

Vers la fin du XIe siècle, la tête de profil frappé dans l'atelier monétaire de Saint-Martin de Tours est abandonnée, pour un nouveau type, de dessin un peu rude, dont la stylisation croissante aboutit au XIIe siècle à la forme classique du type tournois.

Il est vraisemblable que quelques dizaines d’années séparent le temple et le châtel, entre lesquelles est frappé le denier à la tête. Le châtel apparaîtrait peut-être alors seulement au début du XIIe siècle ; cette datation est confirmée par l’apparition du châtel sur les deniers de Foulques V d’Anjou (1109-1131).

a. Petit précis historiographique

Il n’est pas question de retracer toute l’historiographie de ce type dans la production numismatique : rares sont les numismates qui ne s’y sont pas intéressés. Il est cependant nécessaire d’émettre plusieurs remarques. La première est que le terme de « châtel » n’apparaît qu’au XIXe siècle, sous la plume de certains historiens. Ce n’est nullement une désignation contemporaine des pièces elles-mêmes. Au Moyen Age, le type tournois n’est jamais décrit, explicité.

En 1835, Joachim Lelewel, dans une étude sur les types médiévaux, ne fait pas usage de ce mot : il parle de « portail »1. En 1850 en revanche, Benjamin Fillon s’en sert2, de même qu’Anatole de Barthélemy dans son Manuel3. Il s’impose progressivement, jusqu’à faire l’unanimité. L’emploi d’un tel terme influe donc nécessairement sur l’interprétation que l’on en fait.

b. Le temple carolingien et le châtel tournois

Il est extrêmement difficile de dire si le type tournois provient d’une dégénérescence ensuite stabilisée et stylisée du temple carolingien tétrastyle. Les séries monétaires de Tours semblent avoir une rupture iconographique dans le passage de l’un à l’autre, mais les derniers deniers au temple et les premiers deniers au châtel ne semblent pas complètement éloignés. Du reste, il n’est pas sûr que cela ait une réelle importance pour la compréhension du type tournois. En effet, le premier type à la tête de saint Martin (Poey d'Avant, n° 1620) s’est inspiré d’une monnaie représentant Constantin. Qu’y aurait-il d’étonnant alors à ce que le type tournois prenne pour modèle le temple carolingien, sans pour autant que l’intention des graveurs, au XIe siècle, soit encore de représenter ce temple.

Un phénomène doit être pris en compte : la stabilisation du type tournois. Pendant quelques décennies, le dessin du tournois est variable, hésitant. Il se stabilise dans le courant du XIIe siècle, ce qui signifie alors que les graveurs deviennent capables de reproduire un type antérieur, parce qu’ils y reconnaissent « quelque chose ». Ce quelque chose n’est pas nécessairement un objet existant : très souvent, il s’agit d’une forme géométrique, comme quatre annelets disposés en croix, ou la croix melgorienne. Pour le type tournois toutefois, le dessin est trop complexe pour que ce puisse être le cas.

Voir dans ce type un châtel, ou quelque édifice architecture, signifie que le type représente soit un lieu : Châteauneuf, l’abbaye, Tours ; soit un édifice : la basilique, ou l’enceinte qui la protège.

Voici la liste des ateliers épiscopaux et abbatiaux frappant au type de l’édifice, classés par ordre chronologique (les deniers de Saint-Martin n’y sont pas compris) :

    Tableau : Le type de l’édifice sur les monnaies épiscopales

Atelier

Epoque

Province

Type au temple, ou dégénérescence de ce type

Strasbourg

xe siècle

Alsace

non
Strasbourg

xe siècle

Alsace

non
Metz

xe siècle

Lorraine

oui

Metz

xe siècle

Lorraine

oui

Strasbourg

xe siècle

Alsace

non
Strasbourg

xe siècle

Alsace

non
Strasbourg

xe siècle

Alsace

non
Strasbourg

xe siècle

Alsace

non
Laon

xe siècle

Ile-de-France

non

Beauvais

fin Xe siècle

Ile-de-France

non
Metz

fin Xe-début XIe siècle

Lorraine

oui

Metz

fin Xe-début XIe siècle

Lorraine

oui

Soissons

XIe siècle

Ile-de-France

oui

Metz

XIe siècle

Lorraine

oui

Metz

XIe siècle

Lorraine

oui

Metz

XIe siècle

Lorraine

oui

Toul

XIe siècle

Lorraine

non
Verdun

XIe siècle

Lorraine

oui

Verdun

XIe siècle

Lorraine

non
Verdun

XIe siècle

Lorraine

non
Verdun

XIe siècle

Lorraine

non
Metz

XIe siècle

Lorraine

oui

Saint-Dié

XIe siècle

Lorraine

oui

Toul

XIe siècle

Lorraine

non

Toul

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Toul

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Verdun

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Verdun

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Verdun

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Verdun

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Verdun

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Verdun

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Verdun

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Verdun

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Metz

fin XIe-début XIIe siècle

Lorraine

non

Saint-Trond

fin XIe siècle

Belgique

non

Soissons

XIe-xiie siècles

Ile-de-France

oui

Soissons

XIe-xiie siècles

Ile-de-France

oui

Soissons

XIe-xiie siècles

Ile-de-France

oui

Metz

XIe siècle

Lorraine

non

Saint-Trond

XIIe siècle

Belgique

non

Wissembourg

XIIe-XIVe siècle

Alsace

non

Wissembourg

XIIe-XIVe siècle

Alsace

non

Wissembourg

XIIe-XIVe siècle

Alsace

non

Wissembourg

XIIe-XIVe siècle

Alsace

non

Wissembourg

XIIe-XIVe siècle

Alsace

non

Wissembourg

XIIe-XIVe siècle

Alsace

non

Wissembourg

XIIe-XIVe siècle

Alsace

non

Wissembourg

XIIe-XIVe siècle

Alsace

non

Toul

XIIe siècle

Lorraine

non

Toul

fin XIIe siècle

Lorraine

non

Toul

fin XIIe siècle

Lorraine

non

Strasbourg

fin XIIe siècle

Alsace

non

Toul

fin XIIe-début XIIIe siècle

Lorraine

non

Toul

début XIIIe siècle

Lorraine

non

Besançon

XIIIe siècle

Bourgogne (comté)

non



Cela fait 56 monnaies. L’édifice se trouve tantôt au droit, tantôt au revers (je définis généralement le revers comment la face portant la croix pattée ; quand il n'y a pas de croix pattée, le droit est celui dont la légende porte la titulature de l'émetteur, ou la localisation). Le type tournois est bien isolé, et ce par plusieurs aspects. Géographiquement d’abord, les édifices ne sont représentés que sur les monnaies du Nord et de l’Est : En Bourgogne, Lorraine, Alsace, Picardie.

Ensuite, du point de vue du rapport entre la légende et le type qu’elle entoure, les deniers tournois au « châtel » fonctionnent de façon complètement différente. Si l’on admet que le type désigne un édifice, donc à travers lui un lieu, on a au droit l’édifice en question, et au revers la désignation de ce lieu. Ce n’est jamais ainsi que sont réparties les légendes et les types lorsque la monnaie donne à voir un édifice.

Sur les 56 monnaies, 35 ont un édifice entouré du nom du lieu, soit 62,5 %. Les autres monnaies n’ont pas du tout de nom de lieu ― à trois exceptions près, pour lesquelles le nom de lieu n’est pas mentionné sur la face où apparaît l’édifice : à Beauvais4, Saint-Dié5 et Toul6.

Par ailleurs, sur les deniers perpétuant le type carolingien au temple tétrastyle, la logique est la même : soit le nom de l’atelier n’apparaît pas, soit il apparaît sur la même face que le temple. Le denier de Saint-Dié est le seul qui ne soit pas dans ce cas.

c. Le type tournois et les types hagiographiques

Si l’on repousse l’interprétation du type tournois comme une dégénérescence du temple, ou comme la représentation d’un édifice architectural, la seule hypothèse que l’on puisse proposer, nous semble-t-il, est d’y voir un reliquaire.

Jean Babelon a proposé une autre théorie : il y voit une représentation du temple de Salomon7. Mais aucun élément de nature numismatique ne vient étayer son argumentation.

Il faut à présent voir quel genre de légende entoure les reliquaires et les représentations de saints que l’on peut considérer comme des reliquaires : le buste de saint Mayeul à Souvigny ; le buste de saint Martial dans l’abbaye de Limoges ; la tête de saint Médard dans l’abbaye de Soissons ; la tête de saint Maurice à Vienne ; à Besançon la dextre bénissante. Il n’est nul besoin de publier ici un tableau pour s’en rendre rapidement compte : la représentation du saint est entourée de son nom, précédé le plus souvent de Sanctus, abrégé SCS ou S. Or c’est ce que l’on trouve à Saint-Martin : SCS MARTINVS. Dans presque tous les monnayages cités ci-dessus, on trouve le nom de l’atelier renvoyé au revers : Silviniaco à Souvigny ; Lemovicensis à Limoges ; Maxima Galliarum à Vienne ; Vesontio à Besançon. Et lorsque ce dernier atelier utilise comme type monétaire un motif architectural, il le désigne comme tel autour de l’objet dessiné : Porta Nigra. Seul Saint-Médard ne mentionne pas le nom de Soissons au revers, et pour cause : ce revers sert à inscrire le nom de saint Sébastien.

On pourrait objecter que Sanctus Martinus ne désigne pas le saint, mais le lieu. C’est exclu : le nom du lieu se trouve déjà autour de la croix, et suffit pour les utilisateurs à identifier la monnaie comme venant de Tours.

Si les moines décident de monnayer en faisant valoir la présence de reliques dans leurs murs, pourquoi n’avoir pas employé un type anthropomorphe, comme dans les autres exemples donnés ci-dessus ? Pourquoi avoir abandonné le type à la tête de profil.

A cela, on peut apporter plusieurs hypothèses. La première consiste à dire que le pèlerinage de Saint-Martin de Tours est si fameux que chacun est capable d’identifier dans le type tournois le reliquaire qu’il a pu voir de ses propres yeux le jour où il s’est rendu sur le tombeau du saint. Cela implique que le type numismatique est dessiné directement d’après un objet réel, ce qui n’arrive pas fréquemment.

On peut aussi proposer l’explication suivante : le type tournois découle bien du temple carolingien, mais est fortement déformé, car sa signification n’est au XIe siècle plus comprise. Le dessin hésite un peu, jusqu’à ce que les graveurs parviennent à « identifier » le reliquaire conservé dans la basilique Saint-Martin. A partir de là, ils reconnaissent, comme nous l’avons dit, un objet connu, et le type se stabilise. Un autre exemple similaire se retrouve à Valence entre le XIe et le XIIe siècle : un ange de face, progressivement mal compris, se transforme peu à peu en aigle de face, parfaitement comprise.

L’instabilité d’un type révèle très souvent son incompréhension par ceux qui le représentent : c’est ainsi que la fleur de lis arrive « accidentellement » sur les monnaies des comtes de Blois ; que la crosse apparaît, par déformation d’une lettre de la légende, sur les monnaies épiscopales de Cahors ; que dans l’atelier monétaire de Saint-Médard, saint Sébastien se voit attribuer un étendard comme emblème.

Le dessin du châtel tournois pourrait donc bien provenir du temple tétrastyle, sans pour autant qu’il s’agisse à proprement parler d’une dégénérescence, et sans que les deux types contiennent la même signification.

1 Joachim LELEWEL, La numismatique du Moyen Age considérée sous le rapport du type, Paris, 1835, t. I, 229 p.

2 Benjamin FILLON, Considérations historiques et artistiques sur les monnaies de France, Fontenay-Vendée, Robuchon, 1850, xi-251 p., iv pl.

4 Caron, n° 10.

7 Jean BABELON, « Le temple ou le châtel », BSFN, 1968, n° 7-8, p. 309-313.

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